Shein – le DSA en action !

1.
Début novembre, un scandale éclatait en France après que les autorités, alertées par des signalements de particuliers, ont constaté la présence sur le site internet de la plateforme chinoise de vente de vêtements en ligne « Shein » de produits illégaux, et tout particulièrement de poupées sexuelles aux caractéristiques enfantines.
L’affaire a d’autant plus suscité l’indignation qu’elle coïncidait avec l’ouverture du premier magasin physique de l’entreprise chinoise à Paris.
2.
Si ce cas précis a pris une ampleur considérable, la découverte de produits illicites sur des plateformes en ligne n’a rien de nouveau ; elle est même relativement courante.
L’Union européenne s’est d’ailleurs dotée d’un instrument juridique essentiel pour répondre efficacement à ces illégalités : le règlement (UE) 2022/2065, connu sous le nom de Digital Services Act (« DSA »), qui établit un cadre réglementaire pour les services numériques au sein du territoire de l’Union.
L’objectif affiché du DSA est précisément de rendre l’environnement en ligne plus sûr et plus équitable pour les utilisateurs. L’idée générale est qu’« un comportement responsable et diligent des fournisseurs de services intermédiaires est indispensable pour assurer un environnement en ligne sûr, prévisible et fiable »[1].
3.
En l’espèce, l’entreprise chinoise de fast-fashion a été désignée, le 26 avril 2024, par la Commission européenne comme une très grande plateforme en ligne (« TGPL ») au sens de l’article 33 du DSA[2].
Le DSA impose à ces grandes plateformes des obligations renforcées en matière de transparence, de protection et de responsabilité.
4.
Si les grandes plateformes ne sont pas soumises à une obligation générale de surveiller ou de rechercher activement les activités illégales, elles sont néanmoins tenues de respecter des exigences très strictes pour atteindre les objectifs de la législation européenne.
Les TGPL ont notamment l’obligation d’anticiper les risques systémiques liés à la diffusion de produits illicites et découlant du fonctionnement de leurs services, tout en mettant en place des mesures d’atténuation de ces risques[3]. Cela implique, par exemple, l’obligation de prévoir une interface en ligne adaptée afin de faciliter l’identification, la dénonciation et la suppression des contenus illicites.
Elles doivent également soumettre à la Commission européenne des rapports de transparence étendus comprenant des informations précises telles que les ressources consacrées à la modération, les moyens techniques et automatisés de contrôle des contenus, les résultats des évaluations des risques, etc.
Comme toutes les plateformes en contact avec des consommateurs, elles sont aussi tenues de garantir la traçabilité des professionnels offrant des produits et services[4].
Elles doivent en outre assurer une protection renforcée des mineurs en ligne, ce qui est considéré comme « un objectif stratégique important de l’Union »[5].
Ainsi, dès lors qu’elles sont accessibles aux mineurs, les plateformes en ligne — parmi lesquelles les TGPL — doivent mettre en place des mesures adaptées et proportionnées pour garantir un niveau élevé de protection des mineurs sur leurs services.
5.
Il ne fait guère de doute que la présence sur la plateforme de Shein de poupées sexuelles à connotation pédopornographique suscite de nombreuses interrogations quant à la conformité des activités de l’entreprise au DSA.
Cela n’est pas inédit : la Commission, sur la base de ses pouvoirs d’investigation conférés par le DSA[6], avait déjà adressé des demandes d’informations à Shein en juin 2024 et en février 2025, sollicitant notamment des données détaillées sur les risques de présence de produits illicites et sur les mesures mises en place pour y remédier.
Shein se trouvait donc déjà dans le collimateur de Bruxelles.
6.
L’épisode actuel semble démontrer que les soupçons de l’Union étaient fondés et que Shein n’a manifestement pas anticipé certains risques. La plateforme n’était vraisemblablement pas préparée en interne à répondre efficacement à une situation de crise, ni à en limiter les conséquences pour les utilisateurs.
Le système interne de signalement des contenus illicites pourrait avoir été défaillant, et Shein n’aurait apparemment pas identifié directement la présence des produits litigieux.
Cela engagerait la responsabilité de la plateforme, en sa qualité de TGPL, au regard de ses obligations de prévoyance des risques systémiques et des mesures d’atténuation. Il pourrait également s’agir d’un manquement grave aux obligations de protection des mineurs en ligne.
7.
À la suite de l’interpellation des autorités françaises compétentes, la Commission exerce désormais ses pouvoirs d’enquête conformément à l’article 65 du DSA.
Selon les résultats des investigations, elle pourrait être amenée à engager la procédure prévue à l’article 66, §2 du DSA, c’est-à-dire adopter une décision constatant un manquement, assortie éventuellement de sanctions[7].
Une telle décision pourrait enjoindre Shein de prendre des mesures effectives dans un délai déterminé afin d’éviter la réitération des manquements constatés. Une amende pourrait être infligée en cas de non-respect des engagements pris par la plateforme.
8.
La presse a relayé la volonté de l’État français de suggérer à la Commission européenne une suspension des activités en ligne de Shein.
Il s’agit là de l’un des leviers les plus puissants du DSA, prévu à l’article 82, qui permet — à la demande de la Commission et sous le contrôle du juge de l’État membre d’établissement (en l’occurrence l’Irlande) — d’ordonner une restriction temporaire d’accès aux services concernés.
Toutefois, le DSA ne prévoit cette mesure qu’en dernier recours, lorsque toutes les autres actions visant à faire cesser l’infraction ont été épuisées.
Or, en l’espèce, Shein a annoncé sa volonté de collaborer avec les autorités compétentes et plusieurs mesures ont déjà été mises en œuvre pour mettre fin aux manquements constatés : retrait des produits illicites, suspension des comptes des professionnels à l’origine de ces produits, etc.
À ce stade, une restriction temporaire d’accès à l’initiative de la Commission européenne ne semble donc pas répondre à l’exigence de proportionnalité posée par le DSA.
9.
En réalité, une solution négociée, assortie d’engagements fermes et de mesures fortes de Shein pour se conformer au DSA, devrait être privilégiée par les instances européennes.
Cela n’exclut toutefois pas que les autorités françaises — en particulier la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF) — décident d’imposer leurs propres sanctions en application de dispositions internes telles que le Code de la consommation ou la loi pour la confiance dans l’économie numérique.
Cette hypothèse est d’autant plus probable que la DGCCRF vient d’ouvrir des enquêtes à l’encontre d’autres concurrents du géant chinois de la fast-fashion, après la découverte de produits illicites similaires sur les plateformes « AliExpress » et « Joom », tandis que « Wish », « Temu » et « eBay » proposaient à la vente en ligne des armes à feu…
Le gouvernement français a d’ailleurs déjà saisi lui-même le juge des référés qui devrait statuer sur une éventuelle suspension de la plateforme jusqu’à ce que cette dernière démontre sa conformité aux législations applicables.
Une décision devrait intervenir le 5 décembre 2025.
À suivre donc !
Thameur ELLOUZE – Avocat
actéo Cabinet d’avocats
[1] Considérant 3 du DSA.
[2] Commission européenne, 24 avril 2024, « La Commission désigne Shein en tant que très grande plateforme en ligne, au titre du règlement sur les services numériques », voir sur https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_24_2326.
[3] Article 34.1 du DSA.
[4] Article 30 du DSA.
[5] Considérant 71 du DSA.
[6] Article 67 du DSA.
[7] Articles 73 et 74 du DSA.
