Antigone ou la loterie des preuves

Antigone ou la loterie des preuves

La jurisprudence Antigone

Les principes et les valeurs qui régissent un état de droit commandent, peut-on supposer, que des preuves recueillies de manière illicite ou déloyale ne puissent servir en justice et soient donc automatiquement écartées.

Le 14 octobre 2003, cependant, la Cour de cassation de Belgique a rendu, dans une affaire pénale, un arrêt[1]  par lequel elle opère un revirement majeur de la jurisprudence relative au sort qu’il convient de réserver aux preuves dites « irrégulières ». Il s’agit de l’arrêt « Antigone »[2].

Depuis lors, une preuve dite « irrégulière » ne peut plus être écartée des débats que si :

  1. Elle viole une règle prescrite à peine de nullité ;
  2. L’irrégularité commise entache la fiabilité de la preuve ;
  3. L’usage de cette preuve irrégulière est contraire au droit à un procès équitable.

Si une preuve « irrégulière » franchit le cap de ces trois exceptions, constituant le « test Antigone », elle doit être admise.

La jurisprudence Antigone appliquée en matière civile

Le 10 mars 2008, la Cour de Cassation a rendu un arrêt ayant, peu ou prou, la même portée que l’arrêt « Antigone », mais en matière civile[3], cette fois[4].

Le litige à l’origine de cet arrêt concernait un chômeur sanctionné par l’ONEM pour travail au noir. L’ONEM, pour infliger sa sanction, s’était fondé sur un procès-verbal de police qui lui avait été communiqué sans autorisation du procureur général. Les juges du fond – la Cour Du travail d’Anvers en dernier lieu – avaient jugé cet élément de preuve irrégulier et, partant, l’avaient écarté des débats.

Mais la Cour de Cassation va casser l’arrêt de la Cour du travail au motif que : 

« Sauf en cas de violation d’une formalité prescrite à peine de nullité, la preuve illicitement recueillie ne peut être écartée que si son obtention est entachée d’un vice qui est préjudiciable à sa crédibilité ou qui porte atteinte au droit à un procès équitable ».

Le traitement des preuves irrégulières en matière civile se trouvait ainsi, lui aussi, inversé : d’un écartement d’office des preuves irrégulières, on est passé à une admissibilité générale, sauf exceptions.

Dans son arrêt de 2008, la Cour proposait par ailleurs des critères d’appréciation complémentaires destinés à permettre aux juges confrontés à un élément de preuve irrégulier, de déterminer si cet élément relevait ou non, d’une des 3 exceptions :

  • Le caractère purement formel de l’irrégularité ;
  • La conséquence produite par l’irrégularité dénoncée sur le droit ou la liberté protégé(e)s par la règle violée ;
  • Le caractère intentionnel ou non de l’irrégularité ;
  • La balance entre la gravité des manquements imputables aux parties impliquées, c’est-à-dire, entre la gravité de l’irrégularité qui affecte la preuve et celle de la faute ou du manquement que la preuve irrégulière est censée objectiver ;
  • Et « tous les éléments de la cause, y compris de la manière suivant laquelle la preuve a été recueillie et [les] circonstances dans lesquelles l’irrégularité a été commise ».

Illustrations tirées de la jurisprudence des juridictions de fond

L’application de ces critères, au cas par cas, a conduit les juridictions de fond à prendre des décisions pouvant parfois sembler contradictoires :

  Ecartement  Admission  
Une preuve tirée de la consultation de courriels privés d’une travailleuse a été rejeté[5] ;mais des courriels obtenus illicitement par un employeur lors du contrôle de l’ordinateur d’un travailleur, i.e. en violation du droit à la vie privée des travailleurs, ont été admis[6].
Des données recueillies via un système de type « track and trace » placé sur le véhicule d’une travailleuse en violation de la loi relative à la protection de la vie privée, ont été rejetées comme élément de preuve[7] ;  mais des images de vidéosurveillance utilisées par l’employeur d’une caissière dans le cadre d’une suspicion de détournement de fonds, ont été admises, et ce alors que ces images avaient été enregistrées en violation de la règlementation applicable à la vidéosurveillance[8].
Un vol perpétré en vue de s’approprier des éléments de preuve a été considéré comme constituant une infraction trop grave pour légitimer l’usage des éléments volés[9] ;mais l’enregistrement d’une conversation entre un employeur et son travailleur, effectué à l’insu du premier, a été admis comme élément de preuve contre l’employeur[10].
Une preuve recueillie par « provocation » (i.e. par un détective privé qui avait contacté un agent immobilier soupçonné d’exercer cette profession sans être agréé, en se faisant passer pour un client ordinaire) a été écartée[11].mais une demande de renseignements illégalement adressée à une autorité fiscale étrangère par l’administration fiscale belge, a été admise[12].

Les lacunes du « système »

L’application du principe de « la réception généralisée des preuves recueillies de manière irrégulière » ne s‘est toutefois pas faite sans difficulté. Les critères devant guider les magistrats confrontés à la question de l’écartement d’une preuve dite « irrégulière », ont en effet très vite suscité de nombreuses interrogations.

Ainsi, lorsqu’ils ont analysé la jurisprudence des juridictions fond ayant fait application des trois critères généraux constituant le « test Antigone », les commentateurs spécialisés ont fait les constats suivants :

  • Le premier critère général, celui de la « violation d’une règle prescrite à peine de nullité », n’est (presque) jamais appliqué dans les matières civiles, car celles-ci contiennent très peu de formalités prescrites à peine de nullité.
  • La « crédibilité » ou la fiabilité d’un élément de preuve peut toujours être mise en cause, et ce sans même avoir égard à la manière, licite ou illicite, dont il a été recueilli. Par exemple, un enregistrement vidéo réalisé régulièrement pourrait cependant avoir été falsifié. Ce critère n’est donc pas spécifique à la jurisprudence Antigone.
  • Le critère de l’atteinte au « droit à un procès équitable » est particulièrement flou, voire arbitraire, un magistrat pouvant toujours considérer que lorsque le justiciable auquel on a opposé un élément de preuve irrégulier s’est vu offrir la possibilité de le contester et d’en solliciter l’écartement dans le respect des règles du débat contradictoire, il n’y a plus d’atteinte au droit à un procès équitable, ce qui rendrait ce critère inutile.

Qui plus est, jusqu’en 2021 (voyez infra), les décisions qui ont admis qu’il soit fait usage de preuves irrégulières en matière civile, ont été rendues dans des affaires relevant de l’ordre public (i.e.  dans des situations impactant l’organisation sociale et où, partant, les faits prouvés de manière irrégulière étaient sanctionnables pénalement) et non de l’ordre privé.

Or, quand l’ordre public est en jeu, les juges sont sans doute moins enclins à écarter des preuves, si bien qu’il était permis de se demander si leur appréciation serait identique dans des situations s’insérant exclusivement dans la sphère du droit privé. Question demeurée sans réponse jusqu’il y a peu…

Enfin, dans ce « système », le sort à réserver à l’utilisation des preuves irrégulières en matière civile,  relève d’une appréciation au cas par cas et donc de la subjectivité des juges… Ou, du point de vue du justiciable, d’une sorte de « loterie des preuves » difficilement conciliable avec la sécurité juridique.

L’adaptation, 13 ans plus tard, des critères « Antigone » en matière civile

Dans un arrêt prononcé le 14 juin 2021[13], la Cour de cassation a adapté et simplifié les critères d’admissibilité d’une preuve irrégulière en matière civile. La tâche des Juges du fond devrait donc s’en trouver facilitée. Qu’en est-il, en réalité ?

Le pourvoi en cassation était dirigé contre un arrêt de la cour d’appel de Gand du 17 janvier 2020.

Le 7 octobre 2017, DD et FD avaient acheté un véhicule BMW X5 à la sa D., mais un litige est survenu entre vendeur et acheteurs au sujet du prix d’achat.

Sur le bon de commande établi par la sa D., un montant de 43.500 euros était mentionné, mais selon la société, il s’agissait là d’une erreur matérielle : le prix indiqué aurait dû être de 53.500 euros.

Comme preuve de la véracité de son affirmation, la sa D. se prévalait d’un enregistrement réalisé lors d’une conversation téléphonique avec DD.

La Cour d’appel de Gand a écarté cet enregistrement sonore des débats, considérant qu’il avait été « obtenu irrégulièrement ». Elle a estimé qu’il avait été capté subrepticement, alors que les parties étaient déjà en litige et qu’une discussion sur le prix de vente avait déjà eu lieu.

La Cour de cassation, cependant, va estimer que la Cour d’appel, en motivant sa décision de la sorte, n’a pas adéquatement justifié sa décision en droit, et, partant, va casser l’arrêt, en rappelant que les principes applicables sont les suivants.

D’une part, sauf disposition contraire expressément prévue par la loi, l’utilisation de preuves obtenues irrégulièrement en matière civile ne peut être exclue que dans deux cas :

  1. Lorsque l’irrégularité affecte la fiabilité des preuves ;
  2. En cas de violation du droit au procès équitable.

D’autre part, pour le vérifier, il y a lieu de tenir compte de toutes les circonstances de l’affaire, et notamment :

  1. De la manière dont la preuve a été obtenue (ce critère semblant pouvoir englober le caractère intentionnel de l’irrégularité) ;
  2. Des circonstances dans lesquelles l’illégalité a été commise ;
  3. De la gravité de l’illégalité et la mesure dans laquelle le droit de la partie adverse a été violé ;
  4. Du besoin de preuve de la partie qui a commis l’illégalité et l’attitude de l’autre partie.

Quels enseignements tirer de cette jurisprudence récente ?

Premièrement, la question de savoir si la jurisprudence Antigone est applicable aux affaires relevant exclusivement du droit privé, reçoit ainsi une réponse positive.

Deuxièmement, la Cour réaffirme le principe de la réception généralisée des preuves irrégulières en matière civile, mais à la lumière de critères légèrement corrigés et censés être mieux adaptés aux matières civiles : 2 critères généraux et 4 critères « secondaires »

Troisièmement, à travers ces critères tels qu’adaptés, la Cour contraint en quelque sorte les juges du fond à procéder à un véritable test de proportionnalité : il leur faut vérifier si l’irrégularité qui, selon les dires d’une partie, affecte une preuve, était, dans le cas considéré, nécessaire, à défaut d’autres moyens plus adéquats de se procurer cette preuve.

Conclusion

Aujourd’hui, dans notre droit, en matière civile (comme hier déjà en matière pénale), une preuve obtenue de manière irrégulière ne doit donc pas nécessairement être écartée des débats.

C’est la vision de de notre Cour de cassation qui, pour aider les juges du fond à mieux en décider que par le passé, leur propose à présent un « kit » de critères d’appréciation dont, tant les justiciables que les praticiens du droit, sont impatients de constater le résultat après « assemblage »…

L’arrêt du 14 juin 2021 permettra-t-il vraiment de réduire l’insécurité juridique dont les uns et les autres ont dû s’accommoder jusqu’alors ? L’adaptation des critères d’évaluation s’avérera-t-elle suffisante pour conduire à une appréciation plus objective de l’irrégularité des preuves ?

A l’évidence, nous ne disposons pas encore du recul nécessaire pour en juger et détecter enfin d’éventuelles lignes de conduite cohérentes dans la jurisprudence.

En attendant, on ne peut exclure que le sort des preuves irrégulières dépende encore, dans une certaine mesure et pendant un certain temps, d’une « loterie » où il faut tenter sa chance et voir si « ça passe » …

Mais n’est-ce pas ce qui fait le tragique d’Antigone, après tout :  un destin indiscernable et bouleversé… ?

Décembre 2021


[1] Cass., 14 octobre 2003, Pas., I, p. 1607.

[2] « Antigone » est le nom d’une opération policière dans le cadre de laquelle la fouille d’un véhicule, menée de manière irrégulière, avait permis de recueillir des preuves.

[3] A sens large, « matière civile » incluant aussi le droit commercial ou de l’entreprise et le droit du travail.

[4] Cass., 10 mars 2008, JLMB, 2009, p. 580.

[5] C. Trav. Bruxelles, 8 février 2019, JTT, 2019-18, pp. 321-324 ; C. Trav. Liège (Neufchâteau), 13 septembre 2017, RG n°2016/AU/32, www.terrabolis.be.

[6] T. Trav. Gand, 1er septembre 2008, T.G.R. – T.W.V.R., 2009, liv. 4, p. 275 ; Anvers, 2 septembre 2008, inédit, Privacy werknemers, NjW, 2010, n°18-19 ; C. Trav. Liège, 20 septembre 2010, JLMB, 2010, p. 1899 ; C. Trav. Mons, 8 décembre 2010, JLMB. 2011, liv. 15, p. 715.

[7] T. Trav. Brabant Wallon (Wavre), 9 avril 2019, JLMB, 2020/29, p. 1349.

[8] Cass, 2 mars 2005, JT, 2005, p. 211 ; C. Trav. Liège (Namur), 8 mars 2011, Chron. DS, 2011, liv. 8, p. 404 ; C. Trav. Liège, 5 septembre 2012, RG n°2011/AL/314, www.terrabolis.be; T. Trav. Hainaut (Tournai), 11 mai 2018, RG n° 17/388/A, www.terrabolis.be; T. Trav. Hainaut (Charleroi), 4 février 2019, RG n° 17/2.779/A, www.terrabolis.be.

[9] C. Trav. Liège, 14 décembre 2010, RG n° 2009/AN/8833, Juportal.

[10] C. Trav Liège, 20 novembre 2014, RG n° 2014/AL/54, www.terrabolis.be.

[11] Mons, 2 mars 2010, JT, 2010, p. 296.

[12] Cass., 22 mai 2015, Fisc. Act., 2015, n° 21, pp. 1-5.

[13] Cass. (3e ch.), 14/06/2021, C.20.0418.N, J.T. 2021, liv. 6866, 551, note MOUGENOT, D.

Rédaction